Les honorifiques dans les traductions

De l’utilisation des honorifiques dans les traductions du japonais et des risques de l’appauvrissement de l’adaptation.

Ce n’est pas un débat nouveau mais il ressort en ce moment et il a eu encore une actualité récente avec ce fameux screen de P5 qui est surtout critiqué pour sa traduction très littérale de お世話になります “Please take care of me.” qui ne se dit jamais à quelqu’un que tu viens de rencontrer pour la 1re fois, surtout à un vieil homme quand t’es adolescent. Mais le 2e choix proposé au joueur n’est pas mieux, « Is Sakura-san here? » puisqu’il accole un -san au nom d’un personnage. Dans juste ces deux phrases, on voit quelque chose que je crains, en partie avec les honorifiques japonais.

Il n’est pas ici sujet du fait qu’une partie du public pourrait être perdu en lisant les honorifiques, public qui ne sauraient pas forcément le sens de ceux-ci. N’importe quel weab en devenir ou personne s’intéressant suffisamment à la culture japonaise sait que, globalement -san est une forme neutre et relativement respectueuse, -kun est une forme amicale, et que personne jamais n’utilise -dono à moins d’être un samurai. En gros et pour simplifier. C’est, avec le fait d’utiliser le nom de famille, un bon moyen de montrer la relation entre deux personnages. Et c’est là tout le problème.

Après tout, pourquoi se compliquer à montrer la relation entre deux personnages en fonction de la manière dont ils parlent, en fonction du niveau de langage et du vocabulaire ? Il suffit de garder un -san dans la traduction et immédiatement, tu sais que le personnage est moins proche que s’il utilisait -kun. Alors que dans notre vie de tous les jours, on utilise pas du tout les mêmes mots et on n’utilise pas ces mots de la même façon en fonction du groupe sociale dans lequel on est. Et naturellement, les gens qui militent pour garder les honorifiques, le ressentent. « Mais tu vas pas remplacer -san par monsieur, ça convient pas ». Effectivement, ça ne colle pas. Pour prendre un exemple parmi tant d’autres, un collègue de bureau qui a le même âge que toi, un camarade de promo à qui tu parles tous les deux mois, en japonais, le -san est probablement utilisé mais tu vas pas aller l’appeler « monsieur » en français, c’est ridicule et ça ne passe pas. Mais tu vas pas non plus l’appeler avec -san, personne en Occident ne parle en utilisant des suffixes. Alors tu vas naturellement adapter la manière dont tu t’exprimes en choisissant un autre vocabulaire que celui utilisé avec ton groupe d’amis. Le suffixe en devient inutile puisque sa raison d’être est incorporée à la phrase dans sa globalité, le suffixe va se fondre dans le texte.

Et c’est là le travail de l’adaptateur. Ce travail qui, de plus, est souvent ignoré, comme si traduire était juste prendre des mots et les changer de langue. C’est un vrai travail, qui demande d’énormes connaissances dans la langue de la traduction, et idéalement dans la langue traduite, pour arriver à un résultat fluide et cohérent. Une bonne adaptation, ce n’est pas celle où le lecteur se dit « là, y’avait un -chan, c’est tellement évident » et encore moins celle où le -chan est conservé. Une bonne adaptation, c’est celle où la langue traduite disparaît au profit de la langue du lecteur.

Le risque des honorifiques, et le risque de garder des mots japonais de manière générale dans une traduction en français ou anglais, c’est un risque de paupérisation de l’adaptation. C’est le risque d’une traduction fainéante, qui ne cherche plus le plaisir de la lecture, qui sacrifie la fluidité au profit d’un sacro-saint respect du texte original dans un style qui garde le moins bon des deux langues. C’est le risque d’une traduction sans adaptation. Une simple suite de mots privée de tous leurs sens.


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Commentaires

6 réponses à “Les honorifiques dans les traductions”

  1. Avatar de Klashikari
    Klashikari

    Pour être honnete, la critique m’aurait paru pertinente si les traductions de nos jours faisaient un -vrai- effort de localisation sans dénaturer pour autant le script d’origine.

    Pour ainsi dire, la grande majorité des jeux voire anime vire les honorifiques sans pour autant mettre plus de contexte dans la relation des personnages, ce qui signifie que la localisation n’est pas plus enrichie a s’affranchir des honorifiques. Bien au contraire.

    Y en a ou c’est carrement a coté de la plaque: y a un nombre assez consequents de série subbé par CR ou ils foutent un bete Mr/Miss quand y a un san, meme quand les 2 personnages sont des lycéens.

    Tres franchement, la ou cela ne fait pas franchement pro dans sa presentation, j’aurais tendance a dire que la presence d’honorifique est le « moins dommage » comparé a un retrait sans ajout pertinent qui va avec.

    1. Avatar de Klashikari
      Klashikari

      Je tiens a préciser tout de même que dans le meilleur des monde, le mieux serait effectivement une traduction fidele sans les honorifiques comme proposer dans l’article (et ils existent, fort heureusement mais pas en quantité suffisante), mais dans les faits, on retrouve rarement notre compte dans la grande majorité des localisations, surtout au niveau des jeux videos.

      Parce qu’on a beau avoir internet et les gens capables de comparer davantage la source et le produit localiser, on tombe sur des resultats plus que honteux (Fire Emblem Fates etant le parfait exemple), avec généralement un je-m’en-foutisme très évident de la part de l’equipe de localisation ou alors un dedain pour la culture d’origine, voire une volonté de « s’approprier » le jeu, en perdant de vue l’objectif de transposer le jeu dans son integralité sous une forme comprehensible et naturelle aupres du public cible.

  2. Avatar de maneauleau

    Ça dépend du contexte aussi. Si ça se passe au Japon les honorifiques sont bienvenus. Un manga chez les vikings ça serait bien d’éviter oui. Par contre le « please take care of me » aïe !

  3. Avatar de Tentei
    Tentei

    Traducteur ici présent.
    Totalement d’accord avec cet article.
    Par contre, une chose dont personne ne parle qui est pourtant la gangrène totale du métier : les délais.
    C’est bien rigolo de vouloir aspirer au meilleur, dans la réalité, et pour les VF (évidemment je ne fais pas de VA) il n’y a que quelques semaines de crunch pour traduire des millions de caractères, avec un aller-retour constant entre le(s) traducteur(s) (99% du temps freelance), le distributeur/localisateur et le studio japonais.
    Et de toutes mes expériences avec ces derniers, ils en a rien à carer des contraintes langagières. Pour eux, c’est du temps de dev. perdu/gâché pour un public dont ils se moquent éperdument. Alors quand on te demande de traduire 2 kanji en 2 lettres d’alphabet, parfois y’a des compromis. Et dans la majorité des cas, je sais que je n’aurai pas de relecteur derrière moi (sans compter l’état de bordel dans lequel les fichiers de traduction sont présentés, sans aucune aide visuelle à mois toi-même d’aller lancer le jeu).
    De même dans le simulcast hein, c’est facile de cracher sur les localisateurs, mais la demande pour du simultané a créé des conditions peu humaines de travail. Scripts non dispo, ou envoyés la veille, indisponibilité des épisodes (vu que la prod jap est aussi à la bourre, tout le temps), et évidemment une paye au lance-pierre.
    Le meilleur ami du traducteur, c’est le temps, le temps de réfléchir, de pouvoir vérifier, relire, d’analyser l’oeuvre, de pouvoir comprendre les relations entre les personnages et leur créer une persona crédible dans la langue cible, le temps de faire relire, par des gens bilingues et surtout des gens qui n’y connaissent rien au japonais (les meilleurs pour pointer du doigt les phrases peu naturelles).
    Alors ne tapez pas non plus trop vite sur les traducteurs. Et quand on sait le tollé qu’a suscité le délai de P5 par ex, cela ne va pas améliorer les soucis de délais à l’avenir.

    1. Avatar de maneauleau

      Super commentaire tellement vrai et triste à la fois. Puis il faut bien se l’avouer; soit on a une traduction faite avec les moyens du bord ou soit on a rien surtout sur des œuvres qui finalement sont encore très niches. Il ne reste plus qu’à espérer que le succès soit au rendez vous et que des retours bien construits soient fait vers l’éditeur pour que la situation puisse peut-être changer un peu.

  4. Avatar de Astérix et périls
    Astérix et périls

    VO de l’image incriminée : http://i.imgur.com/kDRqmwq.jpg

    Pour Persona 5, outre l’utilisation des suffixes, certaines images du net témoignent d’une trad’ qui semble avoir été réalisée par des non-anglophones sans relecteur tant les formulations sont peu naturelles et lourdes par endroits, même si on peut difficilement présumer de la qualité globale sur quelques exemples éparts.

    Je rejoins l’auteur sur l’utilisation de suffixes dans une VF ou VA. Quand j’en vois je trouve ça franchement ridicule, et pas pro du tout. C’est à peu près aussi logique que de laisser « Sir » ou « Lady » dans une œuvre anglaise, ou de garder « wizard » dans Harry Potter. Imaginez une traduction japonaise d’un roman français qui garderait le mot « pitchounette » ! Depuis quand il faut une connaissance préalable d’une langue pour en lire une traduction ?
    Quand on voit qu’il y a eu une réédition de Dragon Ball qui avait rajouté les suffixes (pour les re-enlever plus tard), pour moi c’est consternant. Comment peut-on penser que c’est une bonne idée ? L’œuvre qui a généré le plus grand nombre de fans devient ainsi inaccessible pour les non-initiés, alors que la vocation d’une réédition est aussi de toucher un nouveau public pas forcément connaisseur.

    J’oppose aussi ces arguments aux suffixes dans les VF/VA :
    – Les suffixes sont moins importants que les fans ne le pensent, en plus de ne pas être systématiques en VO. Les reprendre en traduction peut conduire au cas paradoxal où un traducteur devrait en rajouter là où il n’y en avait pas en VO ! D’ailleurs, à part les œuvres qui se passant au lycée, on ne peut pas dire qu’ils soient omniprésents dans la fiction japonaise hormis les ‘san’ ayant valeur de ‘monsieur/madame’. Il y a un peu une sorte de fantasme collectif autour de l’importance de ces mots ‘intraduisibles’, qui a peut-être sa source dans les coutumes des traductions amateures. Aujourd’hui P5, demain « According to keikaku » ?
    – Comme l’a dit l’article, en français, il y a d’autres manières plus naturelles de traduire les niveaux de langue et de familiarité. Les Français à l’école ne parlent pas de la même façon à leurs camarades de classe et à des élèves plus âgés.

    Il faut aussi se rappeler que certains traducteurs sont esclaves des choix de la direction : certains éditeurs/auteurs peuvent demander un certains style pour les textes (plus jeune ou moins parlé), proscrire les mots familiers/parlé, il peut aussi y avoir des auteurs qui exigent telle ou telle orthographe pour les personnages, et autres décisions qui ne collent pas forcément avec l’habitude du public ou les choix du traducteur. En général, avec les nombreux intermédiaires, les traducteurs, qui sont le plus souvent freelance, ont rarement l’occasion de discuter des choix de traduction ou demander plus de place/plus de temps.
    Pour P5, certains fans soupçonnent que ça pourrait être la démarche voulue de rendre le texte un peu « zarbi » pour faire plus exotique, plus japonais, mais je n’y crois pas trop, j’imagine plutôt un accident de qualité dû à un manque de moyens, de check, ou des personnes moins qualifiées dans l’équipe.

    Aux acheteurs de réclamer une meilleure qualité aux éditeurs pour leur faire comprendre que oui, la qualité compte !

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